Justine Mérieau
ÉCRIVAIN, ROMANCIÈRE ET NOUVELLISTE
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Samedi 27 Juillet 2024
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L'étrange don d'Anaïs C
Roman 202 pages (2006)
Editions Osmondes





Interview en audio

Mes 3 livres (Juin 2007 - 09:40)

Articles de presse


 
Une architecte divorcée, un médecin veuf, anesthésiste aux urgences du C.H.U., de surcroît venant d’arriver en France comme réfugié politique du Kosovo, sont les deux principaux protagonistes de ce récit, où l’amour sera au rendez-vous.
On peut même dire, le coup de foudre…
C’est l’histoire d’une rencontre entre un homme et une femme, que rien ne laissait prévoir.

En cette fin 1999, Anaïs souffre de solitude ; elle vient d’avoir cinquante ans, n’a plus personne autour d’elle et a perdu son emploi. Lassée de tout, en pleine déprime, elle tente de mettre fin à ses jours.

À partir de là, tout va curieusement changer dans sa vie…
Elle se réveille au C.H.U. de sa ville et y fait deux rencontres importantes.
En même temps, elle constate que quelque chose chez elle est devenu complètement différent… Ou plutôt, extrêmement bizarre.
Parce qu’elle possède tout à coup un don spécial, un don assez dérangeant…
Voici qu’elle se retrouve avec la faculté de pouvoir voir à travers tout mur !
L’histoire débute par la tentative de suicide d’Anaïs.
Et, avec Vladimir Kovacic, le héros du roman, la guerre du Kosovo sera évoquée.
Le tout, sur fond de passage à l’an 2000…  

Extrait

Avertissement au lecteur :
cet extrait a été tiré du manuscrit et non du livre ;
il pourra donc se faire qu'on y rencontre quelques erreurs grammaticales ou autres

Chapitre II

Lorsqu’elle s’éveilla, cette fois pour de bon, Anaïs C. revenait de loin…
Dans le vague, elle regardait droit devant elle, encore ensommeillée. Et, l’esprit totalement confus, ce qu’elle distinguait alors, avec une sorte de stupéfaction plus ou moins consciente, était le sol, qui s’arrêtait tout à coup, pour ne faire suite à rien d’autre, sinon au vide !... Sur ce sol, au bord de ce vide, de ce précipice, deux fauteuils, ainsi que deux tables roulantes laquées de couleur blanche, encombrées d’objets divers et de bouquets de fleurs… Comme prêts à y tomber ! Puis, plus loin, en bas, de très grands arbres dont elle pouvait voir le tronc énorme et surtout la cime à sa hauteur… À leur pied, des massifs de fleurs… Au-dessus du sol, le ciel, qui, avec le plafond, semblait retenir l’immense fenêtre de la chambre, dont elle pouvait voir les contours en aluminium flottant dans les airs ! Pas de murs, seulement du vide ! Aucun mur ne se dessinait au regard d’Anaïs, terrorisée…
C’était irréel… Son rêve reprenait comme avant ! Comme avant quoi ?… se demanda-t-elle, éperdue. Mais aussitôt, elle se rappela tout, d’un bloc, sans vraiment réaliser pour autant où elle se trouvait…
— Où suis-je ? cria-t-elle malgré elle.
— Ah, bonjour ! Ainsi, vous voilà réveillée… prononça une petite voix douce près d’elle.
Tournant la tête du côté de la voix, Anaïs aperçut une adorable vieille dame aux incroyables yeux vifs et bleus, avec des cheveux blancs vaporeux, mousseux, auréolant un gracieux visage aux traits réguliers à peine ridés, qui devait avoir été fort beau autrefois.
— Vous êtes ici à l’hôpital, où l’on vous a transportée… Êtes-vous là pour la même raison que moi ?… continua l’agréable vieille dame. J’ai voulu quitter ce monde auquel je ne tiens plus depuis le décès de mon cher époux. J’ai voulu une fois de plus aller le rejoindre, mais encore une fois, j’ai raté mon coup… Mais enfin, moi je suis vieille, ça se comprend… Ma vie est derrière moi. Quant à vous, vous êtes encore bien jeune… J’espère que vous n’avez pas fait cette bêtise ?
Anaïs C. n’avait guère envie de parler. Néanmoins, elle se sentait instinctivement attirée par cette femme, dont il émanait une sorte de force tranquille, presque rassurante. Elle se confierait peut-être à elle par la suite, puisque toutes deux semblaient avoir quelques points communs, dont ce penchant au suicide… Mais pas maintenant. Elle éluda l’interrogation. Elle voulait d’abord s’assurer de quelque chose…
— Dites-moi, madame, s’il vous plaît… que voyez-vous devant vous, là, sous vos yeux ?
— Devant moi ?… répondit la dame, étonnée. Mais… le mur blanc, la grande fenêtre, et sous la fenêtre, contre le mur, deux fauteuils, ainsi que les deux tables roulantes qu’on nous apporte pour les repas… Pourquoi cette question ? Avez-vous quelques problèmes de vision ? poursuivit la bonne dame, compatissante et apparemment ennuyée.
— Non, non ! Je vois simplement un peu trouble, je ne suis pas encore très bien réveillée… , s’empressa de répondre Anaïs, qui ne pouvait se résoudre, de peur qu’on la prît pour une folle, à avouer qu’elle voyait à travers les murs.
Heureusement, à ce moment précis, une infirmière entra, lançant d’une voix enjouée :
— Bonsoir, mesdames ! C’est l’heure de votre piqûre, madame de Lestrac ! Allez, on se retourne sans faire la grimace… Comme d’habitude, on ne sentira rien…
À l’entrée de l’infirmière, Anaïs avait tourné la tête de son côté. Elle avait vu une porte s’ouvrir, qui semblait directement sortie du sol, parce que lui laissant apercevoir seulement un espace transparent au-dessus de celle-ci ; comme si elle n’était reliée à rien. De même que des deux côtés de la porte : uniquement de la transparence… Incrédule, elle se frotta les yeux avec effroi. Aussi incroyable qu’il paraisse, elle ne voyait plus que la porte…
Mais toujours aucun mur ! Seulement du vide, rien que du vide !…
Et à travers ce vide, plusieurs couloirs bifurquant à droite ou à gauche, où elle pouvait suivre les allées et venues des visiteurs, d’hommes en blanc, d’infirmières et d’aides-soignantes poussant parfois des chariots et des tables roulantes…
Très troublée, toujours apeurée, Anaïs se tourna pour regarder dans l’autre sens. Au départ, elle avait pensé être dans une vaste chambre, avec sans doute bien d’autres lits de chaque côté du sien. Car, tout à l’heure, confusément, elle avait aperçu à sa droite de vagues silhouettes… Cette fois, elle y vit de façon précise un divan dans un coin, une table et des chaises dans l’autre, et tout au fond, une porte… mais aussi des murs, où ses yeux butaient. Pour une fois, les murs arrêtaient son regard, elle ne pouvait voir au travers… Elle en fut heureuse et pensa n’avoir eu que quelques hallucinations qui devaient être en train de disparaître. À moins, que…
Était-elle bien dans une vaste chambre, sorte de long couloir elle aussi, où aurait été aménagé ce coin divan/repas, peut-être pour les visiteurs désireux de rester en compagnie de leur malade ?… Ou y avait-il, là encore, un mur qu’elle ne voyait pas ?… Il fallait qu’elle en eût le cœur net !
Toujours effrayée, elle pointa le doigt à droite, vers le fond de la pièce, en demandant :
— Dites, madame, pouvez-vous m’indiquer également ce que vous voyez de ce côté-ci ?… Je veux dire, après mon lit ? Qu’y a-t-il d’autre ? Je crains que les produits que l’on m’a administrés ne me jouent encore des tours, et j’aimerais être rassurée…
— Mais bien sûr, mon petit ! répondit gentiment madame de Lestrac. Je sais ce que c’est, vous êtes encore un peu dans le cirage… Et ça peut nous faire voir des éléphants roses ! C’est d’ailleurs le moment que je préfère : on n’est pas encore revenu tout à fait dans la réalité et c’est si bon ! Parce qu’après, on retourne en plein dedans. Impossible d’y échapper et c’est si cruel ! Enfin, c’est ainsi… soupira-t-elle. Eh bien, donc, pour répondre à votre question, après votre lit, il n’y a plus rien. À part le mur, bien sûr, et rien d’autre.
Plus de doute possible, elle voyait bien des choses que les autres ne pouvaient voir… Ou, plutôt, elle ne pouvait plus distinguer ce que d’autres voyaient, ce qu’elle-même voyait auparavant ! Que ce soit le fruit de son imagination ou la réalité… Et elle se rendit brusquement compte, avec autant de stupeur que d’incompréhension, que si elle ne voyait plus les murs mais à travers, elle distinguait cependant parfaitement tout sols, plafonds, portes et fenêtres… Heureusement !... songea-t-elle, toujours horrifiée, c’est au moins ça ! Mais quand même !... Comment cela se peut-il ? Comment est-ce possible ? Pourquoi ça m’arrive, à moi ?... Juste après mon suicide…
Madame de Lestrac, après sa piqûre quotidienne, qui était un calmant très puissant qu’on lui administrait après dîner, commençait doucement à somnoler. Elle bredouilla un vague bonsoir et s’endormit complètement.
Anaïs C. ne savait plus si elle devait être contente d’avoir échappé à la mort. Dans cette situation bizarre qui était la sienne, sa vie allait devenir des plus singulières… Elle se demandait comment elle allait pouvoir vivre de cette façon.
Peut-être qu’une fois rentrée chez moi, ce sera terminé ?… pensa-t-elle légèrement soulagée, mais sans grande conviction, se rappelant soudain que tout avait commencé justement chez elle. Parce que, ce serait un comble, pour une architecte ! Même si je suis conceptrice avant tout, il me faut absolument apprécier de visu mes réalisations sur le terrain… c’est même impératif ! Comment vais-je faire, maintenant, si je ne peux plus les voir ?… continua-telle, redevenant angoissée.
Tout en songeant, Anaïs regardait inconsciemment à droite. Il devait être environ vingt heures et la nuit était tombée. À présent, la pièce qui lui faisait suite se trouvait dans une totale obscurité ; elle n’y distinguait plus rien. En revanche, à sa gauche, elle apercevait toujours, tout au fond, de chaque côté de la porte, les couloirs à présent éclairés pour la nuit, comme dans tout hôpital ; et devant elle, en contrebas, le jardin intérieur, dont le faible éclairage laissait maintenant à peine deviner la végétation… Cette dernière vision lui donna la sensation d’être dans un univers étrange, surnaturel, comme en apesanteur dans les airs. Elle regarda de nouveau à droite et s’aperçut que la porte de cette pièce s’ouvrait… D’un seul coup, un flot de lumière inonda celle-ci, faisant réapparaître chacune des choses qu’elle y avait vu précédemment.
Un homme de haute stature entra alors, qui alluma aussitôt en refermant la porte… Il se dirigea immédiatement vers le divan sur lequel il s’allongea. Il semblait être exténué… À sa blouse blanche, elle devina qu’il était médecin ou infirmier. Là où il se trouvait, elle ne pouvait percevoir distinctement ses traits.
Anaïs continua d’observer la scène, mais plus rien ne se passait. Un peu plus tard, regardant à nouveau, elle vit l’homme se lever et aller vers un réfrigérateur, duquel il sortit une boisson ; il s’assit ensuite à la table et prit un journal, qu’il se mit à feuilleter tout en buvant. Installé à cet endroit, en plein sous le néon et tourné de son côté, elle pouvait cette fois le dévisager à loisir.
Et tout à coup, elle le reconnut ! Ou, du moins, le reconnut-elle, sans même le connaître… Un mois auparavant, en effet, elle l’avait remarqué dans son quartier. Elle l’avait remarqué, d’abord parce qu’elle le trouvait bel homme, du moins pour son goût à elle, qui aimait les grands bruns ayant du charme, et ensuite parce que c’était la première fois qu’elle le voyait dans son quartier ; y habitait-il ?... Il devait venir d’ailleurs, mais d’où ? Intuitivement, elle avait tout de suite pensé qu’il devait être étranger, un rien slave, peut-être, à cause de ses pommettes hautes et de ses yeux légèrement en obliques Elle adorait ce type d’hommes. Et voici qu’il était là, dans cet hôpital, et qu’elle le retrouvait grâce à son suicide manqué… Et surtout, grâce à ce drôle de don qui venait de lui échoir. Du coup, elle était presque contente d’avoir cette étrange faculté et commençait à entrevoir toutes les possibilités qui pourraient s’offrir à elle…
Son bel étranger était retourné s’allonger. Il éteignit soudain la lumière et la pièce replongea dans l’obscurité. L’homme et le décor disparurent, et l’enchantement d’Anaïs fut brusquement rompu… Elle pensa qu’il devait dormir là de temps en temps, entre deux urgences, et que ce devait être une salle de repos. Et comme elle-même tombait à nouveau de sommeil après la pilule donnée par l’infirmière, elle se laissa sombrer avec bonheur, songeant qu’il serait toujours temps avant de rentrer chez elle, d’essayer d’en savoir un peu plus sur son inconnu…
Elle glissa dans l’inconscient avec une légèreté nouvelle, non sans s’être dit que sa vie allait sûrement prendre un autre tour, semblant à présent sous de meilleurs auspices.

Le lendemain matin, Anaïs C. ne s'était jamais réveillée se sentant aussi bien, d'aussi excellente humeur… Pourtant, il était à peine sept heures et une aide-soignante venait de la réveiller en lui apportant son petit-déjeuner sur l'une des tables roulantes ; ce qu'en temps ordinaire elle ne supportait pas, elle qui n'était pas matinale. Et qui, surtout, n'avait jamais faim à pareille heure… Mais à côté d'elle, il y avait la charmante madame de Lestrac qui lui disait bonjour en la gratifiant d'un chaleureux sourire. Et surtout, de l'autre côté, un peu plus loin, son beau médecin ou infirmier, qu'elle pouvait apercevoir en train de boire, sans doute un café, assis à la table… Elle se troubla soudain, réalisant que son nouveau don allait la rendre indiscrète. Voyant à travers les murs, elle pourrait surprendre les gens dans leur plus stricte intimité… Elle aurait sans doute pu apercevoir cet homme, là-bas, tout nu, si elle s'était réveillée encore un peu plus tôt ! Mon Dieu !... Elle allait devenir voyeuse, bien malgré elle… Elle, si pudique ! Elle n'avait pas pensé à cela… C'était le comble de l'horreur ! Au surplus, puisqu'à présent pour elle les murs n'existaient pas, la lumière du jour qui la gênait beaucoup le matin, raison pour laquelle elle faisait en sorte que volets et rideaux soient toujours bien fermés, allait sans doute la réveiller brutalement aux aurores… Et le soleil encore davantage, lorsqu'il y en aurait… Mon Dieu ! Encore autre chose… Elle non plus, n'aurait d'intimité… même dans sa chambre ! Puisqu'à présent, il lui semblerait être en pleine rue
et qu'on pourrait la voir dans son lit ! Puisque sa chambre donnait directement côté circulation… Et puis, ses voisins, le couple d'amoureux ? Voilà que maintenant, elle les verrait évoluer comme s'ils se trouvaient dans sa chambre !... Plus aucune tranquillité, même si elle ne pouvait les entendre et qu'ils ne pouvaient la voir… Les apercevoir malgré elle, sans qu'ils ne le sachent, serait déjà une gêne suffisante…
Elle aurait sans cesse la pénible impression d'être vue de tous côtés…
Ayant réalisé tout cela, son humeur s'assombrit soudainement. Il faudrait absolument qu'elle trouvât quelques remèdes à tout ceci… Elle ne savait pas encore comment, mais il y aurait bien quelques solutions.
Déjà, pour commencer, une fois chez elle, elle pourrait déplacer son lit dans un autre coin de sa chambre, sous sa fenêtre, par exemple, de façon à ne pas voir dans la rue ; ou encore, là où le soleil ne pénètrerait pas trop, sauf quand elle en aurait envie, ce qui pouvait être intéressant finalement, pour quelqu'un qui aimait les bains de soleil… Mais, peut-être
qu'après tout, concernant le soleil et la lumière, ceux-ci ne pénètreraient pas dans les pièces ? Puisque même si les murs lui étaient inexistants, ils n'en étaient pas moins réellement là ?... La preuve, pour s'en assurer, elle avait touché celui qui était derrière sa tête de lit, et si ses yeux voyaient également au travers, ses mains, quant à elles, avaient parfaitement senti la masse dure recouverte de peinture laquée du mur… Alors, peut-être les murs n'étaient-ils devenus pour elle que des sortes de miroirs sans tain, jouant un peu le même rôle, même si elle ne pouvait ni les distinguer ni s'y contempler ?... Qui lui permettaient donc ainsi de voir à travers sans être vue, tout en ne laissant pas pénétrer le jour et encore moins le soleil ?... Aujourd'hui étant un jour sombre, sans soleil du tout, avec un ciel plutôt gris et bas, elle n'avait pu s'en rendre compte. Dès qu’elle serait chez elle, elle verrait bien…
Elle fut tirée de sa rêverie par madame de Lestrac :
— Alors, dites-moi, ma chère enfant… vous allez nous quitter dans peu de temps, sans doute ? Comment vous sentez-vous, à présent ?…
Mais je vois que vous paraissez apprécier ce qu'on vous a servi… C'est très bon signe ! Anaïs prenait en effet son petit-déjeuner avec beaucoup d'appétit. Un appétit qui l'étonna elle-même, mais qu'elle jugea comme étant la conséquence d'un estomac resté vide depuis la veille, donc maltraité et criant maintenant famine. Elle répondit qu'elle se sentait suffisamment bien pour pouvoir rentrer chez elle ce jour et qu'elle attendait la visite du docteur qui devait l'y autoriser. Elle partirait ensuite dès qu'elle serait prête. Dans la matinée, ainsi qu’elle l’espérait… Puis elle ajouta :
— Vous savez, madame de Lestrac, j'ai eu beaucoup de plaisir et de réconfort en trouvant à mon réveil une personne telle que vous… Je suis ravie d'avoir fait votre connaissance et j'espère bien qu'on se reverra. D'autant plus que je suis là, moi aussi, pour la même raison que vous-même…
Je vous en parlerai, si vous le désirez toujours, mais en dehors d'ici. Et si vous le voulez bien, madame, nous pourrions échanger nos adresses… Dès que je serai complètement rétablie, je souhaiterais vous inviter à déjeuner. Je ne cuisine pas trop mal ! Ainsi pourrions-nous mieux faire connaissance que dans un hôpital… Mais surtout, madame de Lestrac, maintenant, plus de bêtises, n'est-ce pas ? J'aimerais beaucoup que nous devenions amies… Je suis certaine que nous avons des points communs. Vous semblez bien seule, je le suis aussi. Nous pourrions nous remonter le moral ensemble… Promettez-moi !
Personnellement, je n'ai plus envie de recommencer. Et soyez certaine que je vous appellerai. Au plus tard dans deux ou trois jours… À moins que vous ne restiez ici encore quelque temps ?
— Non, non ! Je rentre chez moi demain… Ah ! Mon petit… Je suis si heureuse que vous me parliez ainsi ! Car, savez-vous ? Votre arrivée dans cette chambre, bien que m’attristant, m'a enchantée immédiatement !
Parce que c’est si vrai que les gens ont parfois, sans se connaître, des affinités ne sachant pourquoi avec d'autres ! De ces « affinités électives » dont parle si bien Goethe…
Quoi que souvent, hélas, ce ne soit pas toujours réciproque ! D'ailleurs, il m'est arrivé de temps en temps, soit que quelqu'un fût attiré par moi, alors que cette personne ne m'intéressait pas, soit que je fusse attirée par quelqu'un qui ne me témoignait que froide indifférence… Ce qui, là, m'affectait profondément : ne pas être appréciée de la personne qui vous plaît, se heurter à son désintérêt aussi total que sans appel, être rejetée, m'a toujours été particulièrement intolérable… À ce propos, cela me fait soudain penser à Adèle Hugo… Lorsque j'ai appris son histoire – vous avez peut-être vu le film « Adèle H » ? — j'ai été ébranlée, prise d'une énorme compassion envers cette pauvre jeune fille. Si amoureuse d'un jeune Anglais qui ne voulait plus d'elle et la fuyait tant qu'il pouvait, alors qu'elle le pourchassait partout de sa passion amoureuse…
N'hésitant pas à quitter la France pour l'Angleterre et à vivre à Halifax, parce qu'il s'y trouvait… Quelle ténacité… Quel courage… Quel amour, surtout ! Jusqu'à la folie ! C'est d'un pathétique si émouvant, si bouleversant, qu'il donne envie de pleurer quand on y pense…
— C'est certain !... l'interrompit Anaïs. Et ce que vous dites me fait aussi penser à Camille Claudel… Son histoire a également donné lieu à un film. Vous l’avez vu ?… Oui ? Vous savez donc que Camille et Adèle connurent un destin presque similaire et tout aussi dramatique… Et que Camille Claudel, éprise de Rodin, tout comme Adèle Hugo avec le jeune Anglais, fut repoussée par lui. Mais, bien qu'Adèle  fût soutenue et aidée par son poète de père, ce qui ne fut pas le cas de Camille,
qui se vit délaissée par sa mère et son écrivain de frère, toutes deux finirent leur vie de la même façon : dans la démence… Sans doute le saviez-vous...
Alors, voyez, elles aussi, comme nous, auraient eu de bonnes raisons de se suicider… Ne trouvez-vous pas ?
— Oui, certainement ! répondit madame de Lestrac. Mais la folie n'est-elle pas également une forme de suicide, où l'inconscient se précipite, se réfugie, pour échapper à la torture morale ?... Le monde est souvent si froid, si peu chaleureux ou carrément hostile parfois, qu'il est une des raisons de nos souffrances. Feu mon mari était professeur de philosophie… C'était l'un de ceux restés entièrement fidèle à Sartre, dont il était inconditionnel. Et j'ai toujours été parfaitement d'accord avec lui pour trouver qu'en effet, l'enfer, c'est bien souvent les autres… Sauf que, quand ils le veulent, ça peut être le paradis. Et le pire n'est-il pas que nous-mêmes, sans le savoir, sommes peut-être, quelque part, un enfer pour certains ?... Mais aussi, peut-être et heureusement, un paradis pour d'autres ?... Vous concernant, ce fut immédiatement réciproque ; J'ai ressenti tout de suite une sorte d'attirance pour votre personne. Sans doute parce qu'inconsciemment, vous représentez à mes yeux la fille que j'aurais voulu avoir… Je n'ai eu qu'un fils… Pourtant, je ne vous connais pas, mais il me semble assez bien vous connaître et je me trompe rarement. Il paraît que j'ai le don d'empathie… Enfin, c'est souvent ce qu'on me dit ! Ceci dit, j’avais, moi aussi, l'intention de vous inviter chez moi… Comme je quitte l'hôpital demain, j'attendrai donc votre appel avec plaisir. Je vous en remercie déjà.
— Comptez-y, chère madame ! s'écria joyeusement Anaïs, qui ajouta :
Et pour reprendre ce que nous disions, cela me conforte dans ce que j'ai  toujours pensé… S'il y a absence d'amour, nous sommes perdus. Parce qu'il n'y a que lui qui rende beau et fort… Privés d'amour, ou ne sachant en donner, mêmes les plus grands esprits s’en trouvent amoindris.
Tenez, prenez Albert Einstein, cet immense cerveau… Lui-même, à la fin de sa vie, a reconnu son échec avec ses deux épouses consécutives.
J'ai lu un livre sur son incroyable parcours et me suis souvent demandée pourquoi il ne voulut pas que sa première femme, aux origines serbes, du nom de Mileva Maric – qu'il connut étudiant, alors qu'elle était brillante élève en mathématiques – le secondât dans ses travaux ? Ils auraient pourtant pu former un couple du genre Pierre et Marie Curie, par exemple…
— Tout à fait ! Mais j'ignorais qu'il ait eu deux femmes… continua madame de Lestrac. Eh bien, notre brillant Einstein aura connu la richesse de l'esprit, mais celle du cœur pas entièrement. Sa vie en aura sans doute été quelque part incomplète… Et d'après ce que vous dites, il semblerait bien que ce fut là un de ses grands regrets. Perdu dans ses recherches — son monde à lui — il s'en sera certainement rendu compte trop tard…
— Absolument ! confirma Anaïs. Il est certain qu'une vie ne laissant aucune place aux sentiments ne pourra jamais être totalement remplie… Et sans amour, nous ne sommes pas grand-chose, finalement. Malgré toute notre intelligence… Parce que la solitude est partout, et que si on ne la comble pas affectivement... c'est surtout du vide qu'on rencontre ! Au fait, toujours à ce propos… C'est Einstein qui m'y fait penser, par rapport à ses recherches. Et aux théories qu'il expérimentait… Celles de Newton, entre autres… Saviez-vous, madame de Lestrac, que Newton, paraît-il, cherchait une loi de l'amour ?
Oui… il pensait que les planètes, comme les êtres, s'attiraient, s'aimaient … Puis, un peu espiègle, elle ajouta dans un demi-sourire :
Eh bien dites-moi, madame de Lestrac… nous voilà bien inspirées, toutes les deux ! Avec nos petits potins, nos commérages, nos clichés…
Si l'on nous entendait…!
— Très jolie, l'histoire des planètes ! Newton était aussi poète à sa façon… Et c'est vrai qu'être seul en permanence n'est pas gai du tout…
Tout paraît souvent tellement vide, en effet ! J'en sais, hélas, quelque chose… Sinon, pourquoi dites-vous ça, Anaïs ? Vous savez, moi, je me moque un peu, du « qu'en dira-t-on ? » répliqua, souriant elle aussi, madame de Lestrac. Et notre petit discours, des clichés ?… Oui, peut-être…
D'ailleurs, je me demande bien pourquoi, mais les clichés, c'est mal vu actuellement… J'ai souvent lu, ou entendu, la formule consacrée : Ça fait un peu cliché… J'avoue ne pas bien comprendre ce côté péjoratif, et ça m'énerve un peu ! Pas vous ?... Sans doute quelques élitistes voulant snober ce qui leur paraît trop simple… Parce que, tout de même, c'est un peu ridicule, vu que nous en sommes tous la représentation, non ?...
Car la vie, après tout, n'est-elle pas qu'une succession de clichés, puisqu'elle est répétitive ? Déjà, métro, dodo, boulot, et pour tout le monde !… C’est bien pourquoi, du reste, les clichés, ainsi que le pensait à  juste titre Jean Cocteau, qui, lui, ne les reniait pas, ne sont finalement que le reflet de la réalité… Soit, de la vie, tout simplement ! Sans parler du cinéaste Claude Lelouch, dont les films représentent des successions de tableaux très réalistes issus de la vie de tous les jours. Films clichés, alors ?... Vraiment, peu importe ! L’essentiel, c'est qu'ils plaisent et qu'ils touchent…
Entièrement d'accord, toutes deux se sourirent affectueusement. Elles n'ajoutèrent rien de plus, elles s'étaient parfaitement comprises.
Elles partageaient déjà le même point de vue sur la plupart des choses.
La matinée passa très vite.
Juste après le petit-déjeuner, madame de Lestrac avait été prise en main par l'infirmière venue lui prodiguer ses soins journaliers. Anaïs, pendant ce temps, faisait sa toilette et s'habillait. Il était près de dix heures, elle n’allait pas tarder à partir, puisqu’à présent elle le pouvait… Le médecin  qui lui avait fait son lavage d'estomac venait de passer voir comment elle se portait, afin de l'autoriser ou non à rentrer chez elle (elle avait beaucoup espéré que ce médecin serait l'homme inconnu de la pièce de droite, mais hélas, il n'en était rien…). Il lui en avait donné l'autorisation, tout en l'admonestant gentiment, pour la dissuader de recommencer :
— Jolie dame, la vie est déjà assez courte comme ça, ne trouvez-vous pas ?... Alors, pourquoi vouloir l'abréger ? Surtout lorsqu'on a la chance d'avoir une excellente santé, pas vrai ?… continua-t-il, avec un regard furtif en direction de madame de Lestrac. Non, croyez-moi, dans votre cas, ( bien que je ne le connaisse pas et même s'il est difficile ) il faut lutter, garder toujours confiance, et surtout, se donner des buts, des motivations… Essayer de ne jamais se laisser aller… Il y a tant de choses à faire sur cette terre… Tant de services à rendre aux uns et aux autres… Il faut s'interdire de craquer. Reprendre le dessus coûte que coûte… Parvenir à s'oublier soi-même, faire don d'abnégation. Être altruiste, c'est peut-être ça la solution… Et puis, de toute manière, chacun, à un moment ou à un autre, doit obligatoirement faire face à quelques coups durs. Avez-vous déjà vu des gens avoir une vie sans aucun problème, vous ? Le tout, finalement, c'est d'avoir le courage de gérer aussi bien ses joies que ses peines… Ce n’est pas facile, certes, mais c’est ce qui fait la force de l'humanité. Enfin, moi, ce que je vous en dis… Je suis là, à soliloquer comme un vieux radoteur moraliste… Mais c'est plus fort que moi ! Dans les différents services, je vois tellement de patients qui souffrent, qui sont perdus parfois et qui voudraient tellement vivre — ou encore qui voudraient mourir lorsqu'ils souffrent trop, mais là on peut les comprendre – que j'ai du mal à admettre, vous l'aurez compris, qu'une personne bien portante veuille disparaître… Que diable, ma petite dame, si ce n’est déjà fait, reprenez-vous vite ! Surtout avec un tel physique… rajouta le docteur, de l'air appréciateur d'un fin connaisseur. Il allait sortir, lorsqu'il se retourna pour rappeler à Anaïs :
— Et, surtout, n'oubliez pas votre suivi avec le docteur P… Un psychologue est toujours d'un grand secours en pareille circonstance. Je pense que votre voisine ne pourra que vous en confier tous les bienfaits… Allez, au revoir, mesdames ! Mais, de préférence, pas ici… ça vaudrait mieux pour tout le monde… termina-t-il, un rien malicieux . L'éloquent médecin parti, madame de Lestrac et Anaïs C., un peu saisies par le long discours, émues, se regardaient sans rien dire, légèrement honteuses.
Elles savaient bien malgré tout que le praticien disait vrai, qu’il avait raison.  Madame de Lestrac rompit le silence en déclarant :
— Eh bien, voilà au moins un médecin qui ne mâche pas ses mots… Contrairement à d'autres, il parle, il ose dire ce qu'il pense. J'aime bien ! Cela ne peut que rendre service. Avez-vous remarqué combien de médecins ne disent rien, n'expliquent pas grand-chose, restent dans le vague ? Je me suis toujours demandée si c'était volontaire ou si c'était de l'incompétence…
Et ce n'est pas fait pour rassurer le pauvre patient. En tout cas, en règle générale, je préfère les gens qui ont des opinions et ont l’audace de les
proclamer. Et je l'avoue, j'ai du mal à accepter ceux qui affectent de ne pas en avoir… Je les trouve soit indifférents, soit paresseux. Soit encore, et là c'est plus grave, foncièrement lâches, puisqu'ils ne la donnent pas, par peur de se mouiller. Mais les indifférents… pour tout dire, je trouve qu'ils manquent surtout de curiosité… J'ai souvent été étonnée du manque d'intérêt de certains envers leurs congénères.
D'ailleurs, de nos jours, il me semble que les gens, dans l'ensemble, s'intéressent bien peu aux autres. L’individualisme, un certain culte de la personnalité, semblent gagner du terrain… Quoique, finalement, je préfère encore ça à ceux qui se mêlent de tout… À ces horribles commères qu’on rencontre parfois… Qu'en pensez-vous ?
Anaïs acquiesça, tout en étant un peu indécise. Elle fit remarquer qu'il y avait certainement d'autres cas. Il y avait, par exemple, ceux qui étaient timorés, donc introvertis, et n'osaient s'exprimer… Ceux qui étaient prudents et ne voulaient pas donner lieu à de pénibles controverses… Et enfin, tout simplement les discrets, les pudiques, qui avaient horreur de se dévoiler… Elle ajouta ensuite qu'elle était entièrement d'accord sur le manque de curiosité de certaines personnes, tout en précisant que, même si c'était dommage, il était impossible de pouvoir ressentir de l'intérêt pour tout le monde. Elle termina en affirmant  qu'il y en avait cependant sûrement qui devait avoir des circonstances atténuantes…
N'avaient-ils pas parfois leurs propres difficultés qui les absorbaient totalement ? Comment se soucier d’autrui, si l'on n'avait pas l'esprit libre ? Ou encore, si l'on avait du mal à se comprendre et se supporter soi-même ? Dans ce cas-là, sa propre vie devenait l’unique préoccupation, tandis que celle des autres passait nettement au second plan, quand elle ne devenait pas inexistante…
Toutes deux s'entendirent parfaitement sur le sujet et une fois de plus, Anaïs apprécia beaucoup la femme de caractère qu'était madame de Lestrac, malgré son désir de disparaître ; d’ailleurs, finalement, le suicide était-il un acte de lâcheté ou de courage ? Quant à elle, elle penchait plutôt pour une sorte de courageuse et téméraire détermination ; dans la mesure où l’on n’abandonnait personne derrière soi, bien sûr… Elle avait toujours été attirée par des personnes du genre  de sa nouvelle amie, originales et ayant du charisme… Mais le temps passait, elle devait partir.
Elle en informa sa compagne :
— Voilà… Je suis prête… je m'en vais ! Je vous ai écrit mes coordonnées sur ce bout de papier. Mais avant de partir, madame de Lestrac, j'aimerais vous poser une question : vous connaissez bien le C.H.U., je crois… Aussi, devez-vous connaître pas mal de médecins et d'infirmiers… Connaîtriez-vous, par hasard, un médecin ou infirmier d'origine étrangère, plutôt slave, je pense, grand, svelte et brun, qui travaillerait sans doute ici depuis peu ?
— Je ne vois qu'une seule personne répondant à ce signalement… répondit aussitôt madame de Lestrac. Il y a, en effet, un médecin au service des urgences qui y travaille depuis environ un mois ; il est anesthésiste et vient des Balkans… C'est un réfugié du Kosovo, paraît-il. Je le sais d’autant mieux que je l'ai rencontré il y a trois semaines, dans la chambre d'une très vieille cousine éloignée venue se faire opérer. Un bien bel homme… et très charmant en plus ! Il venait tester la dose à administrer à une dame âgée atteinte de surcroît de problèmes cardio-vasculaires. C'est elle qui m'a parlé de lui, avec beaucoup d'estime, d'ailleurs ; il paraît qu'il est fort sympathique… Elle m'a même dit son nom, mais j'avoue ne pas l'avoir retenu : ces noms slaves sont d'un compliqué ! Enfin, si c'est bien la personne que vous cherchez…
Satisfaite de la réponse de madame de Lestrac, — qui correspondait assez bien à ce qu'elle avait imaginé — Anaïs la remercia sans plus de précisions, prit la carte de visite qu'elle lui tendait et l'embrassa spontanément sur les deux joues, comme si c'était une parente ou une amie de longue date. Elle lui promit à nouveau de la contacter sous peu et quitta la chambre pour de bon.
Dans l'hôpital, avoir à franchir des portes alors qu'il lui semblait plus facile de passer au travers de murs qu'elle ne voyait pas, — puisqu'à ses yeux ils n'existaient plus, qu’ils étaient devenus transparents — parut à Anaïs C. une entreprise aussi étrange que ridicule. Avant d'ouvrir chaque porte, instinctivement elle prenait soin de s'assurer qu'un pan de mur se trouvait bien de chaque côté et tâtait systématiquement…
Quiconque l'eût vue palper de la sorte les murs, l'aurait prise pour une demeurée et elle en avait honte ! Aussi faisait-elle ça en douce. Mais, comme sa main rencontrait à chaque fois une masse dure et lisse contre laquelle elle se heurtait, elle finit par ne plus insister et ne plus se fier qu'aux portes, désormais ses seuls fils conducteurs. Sinon, gare, elle se taperait la tête contre les murs…